L'âge d'or du design industriel italien
05 octobre 2015

L'âge d'or du design industriel italien

Lorsque l’on parle de l’Italie - et plus précisément du style italien - il est inévitable d’évoquer cette maîtrise absolue du design, propre au peuple transalpin. L’Italie est une patrie où le « beau » et le « pratique » savent se mélanger, afin de créer des objets capables de révolutionner notre façon d’habiter.

Du début des années 50 jusqu’à la fin des années 80, l’Italie a vécu un âge d’or où artistes et industriels ont travaillé main dans la main. Un pari risqué, mais brillamment réalisé. En plus de 40 ans, le design industriel italien a su s’inventer, se remettre en question, se contredire, se transformer. Il a surtout su nous fasciner. Enquête au coeur de plus de 40 ans d’histoire du design. Nb. Vous retrouverez également cet article au-sein de notre septième Lifestyle Selection.

 

 

NAISSANCE D’UN PHÉNOMÈNE

 

Associer les compétences
De l’architecture au design industriel

 

De l’époque moderne à celle post-moderne, notre façon de considérer le mobilier a totalement changé. Qu’il s’agisse de productions industrielles ou de petites séries fabriquées de manière artisanale, le design postindustriel part à la recherche d’un nouveau langage. 

L’Italie connait alors l’avènement de ceux qui seront considérés comme les plus grands designers de son histoire (et certainement aussi de l’histoire mondiale). Une énorme quantité d’artistes au talent indiscutable qui, partis de l’architecture, vont arriver au design industriel. Ce trait d’union entre les deux disciplines (ou plutôt ce manque de séparation) est probablement ce qui a rendu le design italien si vif et si spécial.

 

Concilier l’inconciliable
Art et industrie

 

La seconde décennie de l’après-guerre (fin des années 50) est une période connue pour son optimisme, une sorte de renaissance et de revitalisation des productions. Cela coïncide également avec les thèmes dits « post-modernes », c’est-à-dire, ceux liés à la conciliation d’opposés
qui avant cette période semblaient fatalement destinés à ne jamais aller ensemble. 

Les méthodes artisanales et industrielles se mettent alors à travailler conjointement afin d’offrir de magnifiques résultats. Il est dès lors concevable d’associer le dévouement offert à une pièce unique à la production dite « en série ». Comment ne pas citer l’exemple des vases de Sergio Asti (le maître du verre soufflé italien, originaire de Murano) et leurs matériaux bruts, superbement mis en valeur ?

Bénéficiant d’une technique de production bien particulière, ces vases font parfaitement écho au thème de la révolution post-moderne : un objet, bien que produit en série, peut rester malgré tout un objet unique. Autre exemple et même concept, les vases de Vinicio Vianello : l’ouverture reste toujours la même, quant à la forme bombée centrale du vase, elle varie à chaque fois (plus ou moins large, plus ou moins long, etc.). 

Alors que les autres nations misent tout sur la rationalisation de la production, l’Italie elle voit se développer des initiatives personnelles d’entrepreneurs travaillant à leur compte. L’expérimentation et la fabrication d’objets nouveaux et originaux - au niveau des matériaux comme des techniques de production ou des designs - est le champ de recherche de ces industriels transalpins. 

Le choix de se spécialiser dans la création des meubles et autres objets pour la maison est également lié aux facilités de fabrication. En effet, des objets plus compliqués à construire (motorisés, par exemple) demandent de plus gros investissements financiers et mettent plus de temps à être prêts. Grâce à ce choix avisé, l’industrie italienne va réussir à créer son propre créneau, se différenciant radicalement de l’industrie allemande. D’ailleurs, aujourd’hui encore, cette aptitude italienne à concevoir du mobilier et des objets pour la maison jouit d’une réputation mondiale, sans nul autre pareil.

 

L’expression de la modernité
Happy days !

 

Durant cette période naissent des produits de tous types : meubles, lampes, divers objets pour la maison et le temps libre, ainsi que les premiers objets électroménagers tels que des radios et télévisions. Dans leur ensemble, ces créations donneront le ton joyeux et positif attribué (à juste titre) aux années 50. Plus qu’un symbole de réussite sociale, tous ces objets deviennent également l’expression d’une nouvelle époque, d’une renaissance pour un pays apprenant doucement que la modernité est synonyme de confort et d’une meilleure qualité de vie. 

En étroite collaboration avec de nombreux artistes figuratifs de renom - tels que Lucio Fontanaro, Roberto Crippa, Fausto Melotti, Arnaldo et Giò Pomodoro - les industriels italiens (comme la fameuse Tecno SPA) vont incorporer la décoration et l’expression artistique au centre même du processus industriel. En Italie, le rapport entre design et art a toujours été extrêmement fort, même lorsqu’il s’agit de « simplement » décorer une maison.

 

 

LE STYLE MILANAIS

 

Vico Magistretti
Une approche artisanale, pour le grand nombre 
 

Autre architecte et designer d’importance capitale, Vico Magistretti (né en 1920 à Milan et décédé dans cette même ville en 2006) a marqué son époque avec des bestsellers tels que la chaise Carimate (1959) chez Cassina, la lampe Eclisse pour Artemide (1967) ou encore la lampe Atollo (1977) chez O-Luce.

Son approche conceptuelle et non stylistique de l’objet - dessins faits main, formes simples et utiles - l’a mené à créer des pièces, certes produites à l’échelle industrielle, mais capable de garder la touche du maître. Loin du travail de bureau classique, avec ses impératifs et ses règles, Magistretti privilégiait toujours les rencontres, les discussions avec ses confrères designers avec qui il échangeait quotidiennement des pièces, des idées, des concepts. 

Ce genre d’attitude simple et enthousiaste, cette approche réellement artisanale ont fortement contribué à l’explosion du design italien. Cependant, et malgré leur approche artistique et artisanale, le côté « reproductible » des objets restait un point sur lequel Maggistretti et ses confrères restaient intransigeants : une pièce doit savoir garder le feeling d’une création unique, tout en demeurant reproductible à l’échelle industrielle. 

Pour le milanais, l’objectif même du design est la création en série, pour le grand nombre. Le constat est frappant : les théories Bauhaus des années 201 ont bel et bien été mises en pratique, d’une façon plus ou moins casuelle, par les industriels et designers italiens.

 

Mario Bellini
De la poésie fonctionnelle

 

Né également à Milan, en 1935, Mario Bellini est le directeur artistique de la fameuse chaîne de magasins La Rinascente, de 1959 à 1962. Profitant de ce poste clé, Bellini va littéralement donner le ton de ce que sera le décor d’une maison italienne de cette époque. 

Convaincu qu’il ne faut jamais être trop amoureux de ses idées et de ses principes, le designer et architecte a toujours travaillé sur deux fronts : la poésie d’habiter et la poésie de travailler. Ses sept victoires au Compasso d’Oro2 attestent de l’habilité du milanais à produire aussi bien des tables que, par exemple, des machines à écrire. 

Évidemment les machines sont faites pour travailler, mais Bellini soutient qu’il faut savoir injecter une dose de poésie, dans tout type de création. Une chaise de bureau ou une machine à écrire ne doivent pas se contenter d’être uniquement fonctionnelle, elles doivent également savoir personnifier leur époque, se fondre avec l’humain et son espace, traduire, mais aussi véhiculer ses émotions.

Résumer le travail de Bellini en quelques oeuvres n’est pas chose aisée (tout comme la plupart des designers dont nous parlons au sein de cet article), mais nous citerons tout de même les fameux sièges Bambole produits chez B&B Italia (1972) ainsi que les sièges de bureau Figura produits pour Vitra (1984), parmi ses plus belles réussites.

 

 

De Pas, D’Urbino et Lomazzi
Des projets anti-conventionnels et économiques

 

Donato D’Urbino, Gionatha De Pas et Paolo Lomazzi créent leur bureau de design à Milan, en 1966, au beau milieu de l’âge d’or du design italien. Leur point en commun ? Ils considèrent la méthode conceptuelle classique comme totalement désuète. De ce fait, les trois se joignent
au Radical Design, un mouvement reconsidérant le concept de forme et de fonction, mettant l’accent sur une esthétique plus instinctive, fondamentalement liée à l’art. 

Favorisés par l’arrivée de nouveaux matériaux de construction, les designers italiens de l’époque (dont faisait partie le trio) bouillonnaient d’enthousiasme et d’idées qui se concrétisaient facilement. L’ambiance était au beau fixe et le travail s’en ressentait. Notamment vainqueurs du fameux prix Compasso d’Oro, les trois designers milanais tourneront également un film dans les années 80, nommé From Spoon To City – Italian Design From 1950 to 1980. 

Plusieurs de leurs oeuvres sont exposées dans les collections de design de différents musées du monde, parmi lesquels : le MoMA de New-York, le Victoria & Albert Museum de Londres et le Centre Pompidou à Paris. 

Ci-dessous, une sélection - tout à fait suggestive - de l’oeuvre du trio milanais : le mythique fauteuil Joe, créé en 1970 pour Poltronova, le porte habit Sciangai réalisé en 1973 pour Zanotta, la lampe Lampiatta pour Stilonovo en 1971 et finalement le tabouret Giotto conçu pour Zanotta en 1975.

 

Gaetano Pesce
Le design radical et la « série diversifiée »

 

Au début des années 60, Gaetano Pesce (né à La Spezia en 1939) lance le concept de « série diversifiée », ce qui couronne, en quelque sorte, l’idée de mariage entre industrie et artisanat, production de masse et création artistique. Il fera partie du courant dit de l’Anti Design dont le but
était de réagir face à la société consumériste. Il ne serait pas exagéré de dire que Gaetono Pesce et ses oeuvres, ont changé notre rapport aux formes et à leur environnement. 

À la fin de cette décade, plus précisément en 1969, l’artiste pluridisciplinaire va lancer la Donna Up Chair (UP5 et UP6), son modèle iconique : un fauteuil très féminin - de forme anthropomorphe - et au style résolument pop art, fabriqué à base de mousse. Le Up 5 est livré tout plat, sous vide, et se gonfle à mesure que l’air remplit la mousse dans laquelle il est fabriqué. L’objet connait un succès phénoménal. Son côté pratique, ses formes sensuelles, surprenantes et généreuses en font l’un des symboles du design radical italien.

 

 

ALCHIMIA ET MEMPHIS : UN CHANGEMENT
TOTAL DU DESIGN INTERNATIONAL

 

Ettore Sottsass Jr.
Un homme, plusieurs vies
 

Un livre entier ne serait pas de trop pour résumer la vie de ce « héros » du design qu’est Ettore Sottsas Jr. Né le 14 septembre 1917 à Innsbruck – d’une mère autrichienne et d’un père italien (Ettore Sottsass Senior, architecte réputé) - il arrive en Italie avec sa famille en 1929 pour étudier. Dix ans plus tard, il achève ses études à l’École polytechnique de Turin. Diplôme en poche, son premier travail est celui d’architecte. Il participera à la reconstruction de l’Italie aux côtés son père. Puis, après avoir effectué son service militaire, il ouvre sa première agence de design à Milan en 1947.

En 1950, bien qu’il ne soit pas formellement opposé au rationalisme Bauhaus, Sottsass préfère développer son propre style. Six ans plus tard, Irving Richard lui commande une série de céramiques. C’est à ce moment-là qu’il essuie son premier échec commercial, ce qui ne l’empêche pas de continuer. Ses céramiques figureront dans de nombreuses expositions.

Sottsass, dès lors, s’oriente vers l’architecture radicale et approfondit ses recherches. En 1958, il entame une fructueuse carrière de consultant, chez Olivetti. L’année suivante, il décroche le Compasso d’Oro pour sa participation à la création du premier ordinateur italien.

En 1969, toujours pour le compte d’Olivetti, il créé l’une de ses plus belles réussites : la machine à écrire Valentine. Un objet iconique, léger et facilement transportable (grâce à sa petite mallette). Par la suite, ses nombreux voyages vont le mener en Inde (dont les divinités et leur esthétique, Shiva par exemple, l’influenceront énormément), puis en Californie où il tombera sous le charme de la Beat Generation ( Mouvement littéraire américain né au début des années 50 ), de toute la culture hippie et des mouvements révolutionnaires pacifiques.

En 1972, au MoMA, a lieu A New Domestice Espace : une exposition célébrant le design italien, une sorte de vision utopique de notre société. C’est le triomphe du Radical Design où l’on retrouve cette vision prônée notamment par Pesce et Sottsass d’un style essentiel, modulaire et souvent mobile (roulettes), dénué de structures rigides. S’en suivirent plusieurs années faites de travaux photographiques et architecturaux, ainsi que de voyages.

 

Le Studio Alchimia
Ambiguïté, ironie et provocation

 

Dès 1976, un courant (ou contre-courant) va marquer son époque : il s’agit de l’Alchimia, fondé par Alessandro Guerriero en 1976. De grands noms du design de cette époque comme Ettore Sottssas Jr., Andrea Branzi, Alessandro Mendini (tête de proue du mouvement) Lapo Binazzi, Franco Raggi et Michele De Lucchi ainsi que bien d’autres adhèreront à ce style.

Opposé au mouvement traditionaliste conceptuel et positif de l’après-guerre, le style du studio Alchimia se veut ouvertement post-moderne et expérimental. L’un des traits caractéristiques du mouvement dit moderne en design étant celui de se débarrasser de tout ornement superflu, ces artistes d’un nouveau genre vont faire tout le contraire, en basant la majeure partie de leurs oeuvres sur la décoration. La couleur prend un rôle quasiment pictural, directement lié à l’expression créative humaine.

Ici, le projet en tant que tel est secondaire. Ce qui prime est avant tout l’errance poétique, entièrement assumée. Seul compte le détail, le vide, l’absence, la fragmentation, la provocation. La tradition est revisitée, remise en question. Les objets créés ne sont donc plus nécessairement
utiles, et encore moins classifiables. 

Cette nouvelle façon de penser le design aidera, notamment, au triomphe du pattern décoratif. Le fauteuil Proust d’Alessandro Mendini – objet emblématique du courant - utilise sans demi-mesure un langage décoratif pointilliste qui recouvre entièrement l’objet. Ce dernier prend vie, devient hybride, sensible et réussit à communiquer des émotions. Le détail ne fait plus partie de l’objet ; le détail devient l’objet.

 

Le groupe Memphis
Un pied de nez aux codes du design post-Bauhaus

 

L’année 1981 marque l’arrivée d’un nouveau groupe milanais nommé Memphis, mené par Ettore Sottsass Jr. et également constitué d’artistes importants tels que Aldo Cibic, Matteo Thun, George Sowden, Nathalie du Pasquier et Michele De Lucchi. Ce mouvement sera, en quelques sortes, considéré comme antagoniste à Alchimia. Arrivé à la fin de son voyage utopique avec le courant précédent, Sottsass passe un nouveau cap, qu’il définira comme plus « adulte », en termes de création. 

L’acte de consommation n’est plus rejeté en bloc, il est entièrement assumé et considéré comme un vecteur de recherche identitaire. Le style Memphis crée aussi des objets « inutiles », dont l’objectif avoué est de satisfaire l’envie, avant le besoin. Humour, couleurs vives, permissivité,
motifs, formes et matières innovantes (le laminé plastique, une idée révolutionnaire), associations originales et matériaux bons marché ; ce nouveau style est un pied de nez aux codes du design post-Bauhaus, au style international et, plus généralement à tout le mouvement
postmoderniste.

Fortement influencé par le Pop Art et la mode, mettant la matière et la couleur au centre de la réflexion, abandonnant la notion même de rationalité, le courant assumera pleinement son côté moderniste et antiacadémique. Ce qui réunit les artistes présents dans ce groupe est certainement cette envie de risquer, ce même courage visionnaire, frisant parfois même l’utopie. Mais l’effort n’est pas uniquement artistique, les industriels font également partie de l’aventure en tant que producteurs, réalisateurs d’un projet aussi bien théorique que concret, et avant tout : véritablement révolutionnaire. L’industrie est au service du design et le design est au service de l’industrie. 

Anti-idéologie et dépourvu d’un véritable plan directeur, le groupe Memphis va alors promouvoir la culture dite de la hauteur, en proposant des objets comme la fameuse étagère Carlton, fer de lance du mouvement. Plus qu’un simple objet, cette oeuvre est un véritable totem détachable du mur qui peut également être positionné au milieu d’une pièce.

L’objet devient un symbole expressif, tout en englobant (et en dépassant également) son véritable but pratique. Son allure lui permet une vaste forme d’expression, tout comme sa couleur qui ne se contente pas de rester « simplement » dans les tons primaires, proposant plutôt d’audacieuses associations. Carlton est probablement l’un des exemples les plus représentatifs de ce mouvement. 

L’une des différences entre le style Alchimia et le style Memphis réside dans l’utilisation de la couleur, un point central des deux courants. Au sein du mouvement Alchimia,
la couleur possède un rôle humanisant (lié à l’expression artistique) contrairement au second mouvement où – bien qu’elle possède une part, peut-être même, plus importante dans le processus créatif - la couleur est liée à un choix technique, à la « saveur mécanique », liée au langage propre des oeuvres produites.

 

 

LA FIN DE LA PÉRIODE D’OR
DU DESIGN INDUSTRIEL ITALIEN

 

Fin des années 80
Le règne s’achève, mais les mythes ne meurent jamais

 

Les succès populaires du groupe Memphis - ponctués de nombreuses expositions, dans les plus importants musées au monde - s’enchaînent jusqu’à la fin des années 80, période qui marque la fin du courant et la fin de la période dite « d’or » du design italien. 

Ces oeuvres que nous avons évoquées tout au long de cet article ont défini le décor de l’après-guerre, jusqu’à l’aube des années 90. Les designers qui les ont créées n’ont cessé de se renouveler, d’expérimenter, de se contredire et de collaborer entre eux pour donner lieu à une véritable révolution au sein du design mondial. 

Tous les artistes que nous avons cités précédemment possèdent une place de choix dans le panthéon des designers mondiaux. Gaetano Pesce vit depuis plus de 40 ans à New York et a connu l’honneur d’une rétrospective de son travail à Rome dans le Maxxi de l’architecte Zaha
Hadid. Quant à Ettore Sottsass, il meurt à Milan le 31 décembre 2007, à l’âge vénérable de 90 ans. Il reste à ce jour considéré comme l’un des designers les plus importants du XXe siècle.

Et bien que les modes passent, les oeuvres majeures restent. Encore aujourd’hui, ce que l’on considère comme les « classiques » du design industriel italien sont des pièces extrêmement prisées des amateurs de design.

 

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